Monday, January 18, 2016

"Je plante" de Jean Gentil (25 Fevrier 1888 - Le Meschacebe)

Oui, dans une huitaine
De jours mauvais ou bons,
J'aurai la soixantaine
Des vieux quasi-barbons.

Et ma tête, mi-nue
Et nue à son sommet,
Pour le reste est chenue
Comme aubépine en mai.

J'ai la barbe de même;
Et, fléchissant du dos,
Loin de l'âge où l'on aime,
Je sens vieillir mes os.

Qu'importe? La Fontaine
Avait deux fois raison,
Et, dans la soixantaine,
On peut bâtir maison.

On peut, ma chère amie
Qui voyez en souci
La vieillesse ennemie,
On peut planter aussi.

C'est pourquoi, fol ou sage,
Car on l'est en tout temps,
Car on l'est à tout age,
Je plante à soixante ans.

Mais l'arbre que je plante,
Etant vieux jardinier,
Que souvent ma main ente,
Est le grand pacanier,

Je sais bien que cet arbre,
Qui pousse lentement,
Peut me voir sous le marbre,
Ou, plus modestement,

Sous une touffe d'herbe.
Car le marbre coûteux,
Qui convient au superbe,
Pour moi n'est pas douteux.

Et je sais que la plante
De mes pieds mal n'aura,
Quand l'arbre que je plante,
Généreux, produira.

Mais qu'importe, qu'importe,
Si, malgré mes vieux ans,
Le pacanier rapporte
A mes petits-enfants?

"Les Moineaux" de Jean Gentil (18 Fevrier 1888 - Le Meschacebe)

Tityre avait son hêtre;
Moi j'ai mon pacanier,
Un vieux, très vieux, peut-être
Du siècle avant-dernier.

Et qui peut dire même
Que ce roi des géants,
Vieux de vieillesse extreme,
N'ait pas quatorze cents ans?

Bien avant que Bienville
Eût, d'un geste puissant,
Fondé sa grande ville
En forme de Croissant,

Ce pacanier de taille
Superbe, audacieux,
Et qui livra bataille
A tous les vents des cieux,

A pu voir sous son ombre,
Par les beaux jours de mai,
Le Chactas à peau sombre,
Fumer son calumet.

Plus tard, quand la défaite
Eut chassé les Indiens,
Il a grandi son faite
Et vu les Acadiens.

C'est un bel arbre, un arbe.
Comme nous dit L'Enfant,
Ayant la longue barbe
D'un vieillard triumphant.

Car l'arbre venerable,
Le géant chevelu
Portant barbe admirable,
Chez nous est tout velu.

Pourquoi? C'est un mystère
Vegetal et profond,
Comme il en est sur terre
Beaucoup, prétend Buffon.

Ou mieux, la Providence,
Dit l'ami Nicolas,
Nous donnait par prudence
Du crin pour matelas.

Quoi qu'il en soit, moi j'aime
Mon puissant pacanier,
Et j'y vois un poème
Dont voici le dernier

Chant: Quand la sève monte
A l'arbre et dans les coeurs,
Et que l'amour sans honte
A des élans vainqueurs;

Au printemps, quand tout être
Vivant, tout animal,
Et l'arbre aussi peut-être,
Pense à bien, non à mal,

Mon pacanier où vole
Tout un people en ébats,
Bruyant, content, frivole,
Chante de haut en bas.

On y voit une bande
De moineaux piaillards,
Faisant la contrebande
En pillards et paillards.

Car le moineau, chérie,
Connu pour son caquet
Et sa paillarderie,
Se nomme aussi friquet.

"Des Hirondelles" de Jean Gentil (4 Février 1888 - Le Meschacébé)

C'est bien étrange, certe,
Et, Dornier, mon ami,
Cela me déconcerte
Un peu plus qu'à demi.

Car, le vingt-quatrième
Jour de janvier dernier,
J'ai vu, j'ai vu moi-meme,
Moi-meme, jardinier,

Dans un ciel gris et sombre,
Ciel de pluie et d'ennui,
Qui nous versait son ombre
Triste et sa demi-nuit,

J'ai vu, je te l'affirme,
J'ai vu, j'en suis certain,
Vidi, je te confirme
La chose en bon latin;

Et je pourrais bien meme,
Pour la mieux affirmer
Sans mensonge ou blasphème,
En grec la confirmer;

Car j'ai mangé de l'herbe
Grecque, à tort à travers,
Dans le jardin superbe
Des racines à vers;

J'ai vu, j'ai vu, te dis-je,
J'ai vu de mes deux yeux
Un étonnant prodige
Qui volait dans nos cieux,

Et qui, rasant la terre,
--La terre où nous souffrons
Et mourrons par mystère--
Y faisait de grands ronds;

J'ai vu des hirondelles,
Hirondelles, morbleu!
Qui revenaient fidèles
Par un ciel pas très beau!...

Qu'en dis-tu, vieil augure
Savant comme un Romain,
Et faut-il qu'on augure
Le printemps pour demain?

Ce serait, sur ma vie!
Pas trop délicieux;
Car j'ai l'âme ravie
Au renouveau des cieux.

Et lorsque primevère
Chansonne, aime et fleurit,
Mon vieux coeur point sévère
Rajeunit et sourit.

"Ténia" par Jean Gentil (21 Janvier 1888 - Le Meschacebe)

L'homme qui versicule
Est, soyez-en certain,
Un être ridicule
Qui connait le latin.

A lui sont les oreilles
Dont on dit sans façon:
"L'âne en a de pareilles
En rimant sa chanson."

Mais si point ne m'excuse
Pour les versiculets
Dont le public m'accuse,
Car je sais qu'ils sont laids ;

Et si j'ai, pauvre hère,
Le tort et le travers,
Quand je bêche la terre,
D'éparpiller des vers,

Je peux bien, sans offense,
Comme sans longs discours,
Dire pour ma defense
Que ces vers sont très courts.

Ce sont des vers sans haine,
Sans aiguillon, sans dard,
Sans gloriole humaine,
Sans apprêt ou sans art.

Un jardinier les rime
En chantant, en bêchant,
En faisant de l'escrime
Au beau milieu du champ.

Et si, n'ayant point l'aile
Où Phébus l'éclatant
Met sa vive étincelle,
Ils vivent un instant,

C'est bien, et je m'en moque
Comme d'un vieux sabot
Ou de la vieille moque
Dans laquelle bibo.

Mais que Dieu, dont le Livre
Nous chante Alleluia,
Te sauve et te délivre
Du très long ténia!

"Le Chien" par Jean Gentil (14 Janvier 1888)

Je sais bien que la femme
Charmante et qui sourit,
Qui n'a point villaine âme,
Aime un peu son mari.

Beaucoup serait peut-être
Vouloir plus que l'on peut:
Qui dit mari dit maître,
Et le maître plait peu.

Je sais bien qu'un fils aime
Son père tendrement,
Qu'il en hérite même
Tout naturellement.

Au plaisir qui l'appelle,
A l'amour qu'il rêva,
Le fils ouvre son aile,
Et le reste s'en va.

Je sais bien que chaque homme
A toujours des amis;
Car c'est ainsi qu'on nomme
Ses meilleurs ennemis.

Mais, dit le vieil Ovide,
"Fidèles aux heureux,
Ces amis font le vide
Autour de malheureux."

Aussi, puisqu'il nous aime
Avec sincérité,
Deux fois plus que lui-même,
Et dans l'adversité;

Puisque nul chien n'est traitre
N'est faux, n'est autrichien,
N'est prussien pour son maître,
Pourquoi l'appeller chien?

"L'Hiver" par Jean Gentil (7 Janvier 1888 - Le Meschacebe)

Certainement, Madame ,
Je déteste l'hiver
Qui pèse sur mon âme
Avec son ciel couvert.

Je hais cet hiver sombre
Où le soleil pâlit,
Est sans force, est dans l'ombre,
Est comme enseveli.

J'ai, quand le givre tombe,
Au coeur le vague effroi
De la glace pour tombe;
Et mon coeur devient froid.

Car je suis vieux, Madame,
Sentant l'heure venir,
Sentant se glacer l'âme,
Sentant l'homme finir.

Et sur ma tête entière,
Ma barbe également,
Les fleurs du cimitière
Ont blanchi tristement.

Mais si l'hiver est sombre
Et terrible au vieillard,
Vous navrant dans son ombre
Et son morne brouillard,

Le doux printemps des feuilles,
Des fleurs et des chansons
Embaume aux chèvrefeuilles
Et dans les verts buissons.

Le doux printemps des roses,
Avril délicieux,
Chasse les jours moroses
En bleuissant les cieux

Tout jeune et point sévère,
Gracieux et chantant,
Il a nom primevère
Et rend l'homme content.

La Nature que j'aime
Se pare et se fleurit,
Devient un beau  poème
Qui rayonne et sourit.

Mais je hais d'une haine
Sans nom, profondément,
La saison inhumaine
Et l'hiver inclément.

Cet hiver est si sombre
Et si peu généreux
Pour les pauvres sans nombre
Et pour les malheureux!

Il glace, ô pauvres mères
De toutes les douleurs,
Et vos larmes amères
Et vos enfants en pleurs.

Et c'est pour cette cause,
O Seigneur, que souvent
L'homme audacieux ose
Vous dire: "Es-tu vivant?"

"Bonne année" par Jean Gentil (31 Decembre 1887 - Le Meschacebe)

Dans ce vieux jour de fête,
Grand jour où nul ne ment,
Voisins, je vous souhaite
Bonne année ou bon an.

A vous, Mademoiselle,
Qui rêvez un mari,
Pour y brûler votre aile
De papillon fleuri,

Je souhaite un bon homme
Sachant vous adorer,
Mais qui soit sourd comme...
Il faut le désirer.

A vous qui prenez femme,
Car dans la Bible on lit,
A propos de notre âme,
Ces deux mots: Va soli!

En ami je souhaite
Que votre femme soit
Bonne et surtout muette:
Car cela se conçoit.

A vous qui cherchez rime
A tort comme à travers
Et commettez le crime
D'éparpiller des vers.

Je désire et souhaite
Comme à moi, l'an dernier,
Pour plume de poète,
Bêche de jardinier.

"Noël Nouveau" par Jean Gentil (24 Decembre 1997 - Le Meschacebe)

Jardinier, mon bonhomme
Et mon vieux citoyen,
Toi qui, sans croire à Rome,
N'en es pas plus paien,

Mets de côté ta veste,
De côté tes sabots:,
Il faut qu'on se reveste
Des habits les plus beaux.

Il faut pouiller la manche
De l'habit le meilleur,
Et que l'on s'endimanche
Comme un garcon tailleur

Il faut changer de mise
Journalière et de peau,
Comme aussi de chemise,
Comme aussi de chapeau.

Il faut prendre une paire
De souliers bien cires,
Comme en portait ton père,
Aux grands jours honorés.

Et laisse là ta pelle,
Ta houe et tes enclos,
Pour la sainte Chappelle
Où l'on chante les los.

Car demain, mon bonhomme,
C'est fête à l'Eternel,
Fête à celui qu'on nomme
Noël, Noël, Noël!

Sunday, January 17, 2016

"Plus de Rimes" par Jean Gentil (17 Decembre 1887 - Le Meschacebe)

Je ne veux plus écrire
De rimes et de vers;
Car mes rimes font rire
En rimant de travers.

On prétend que ma Muse,
Qui brise le tympan,
N'est ni la cornemuse,
Ni la flute de Pan!...

Ignorante, étourdie
Et ne connaissant pas
Un mot de prosodie,
Elle fait des faux pas!...

Sans foi pour la mesure
Et pour la quantité,
Elle a pour la césure
De l'incrédulité!...

Et le maître d'école
Du coin, qui rime aussi,
Rédige un protocole
Contre moi, sans merci.

Pourtant, je suis âme,
-- Je ne m'en defends pas --
Faut-il qu'on me condamne
Pour un ou deux faux pas?

Ces faux pas, mon cher maître,
Faits bien mal à-propos,
Ne pourraient-ils pas être
Des crimes de typos?

Car j'ai la prosodie,
Ainsi que je le dois,
Respectables, arrondie
Au bout de mes cinq doigts,

Et nul sot qui s'escrime,
Versiculant, rimant,
Ne saurait trouver rime
Rimant plus richement.

Mais comme l'on nous bêche,
Et que je n'en puis mais,
Muse, reprends ta bêche
Et tais-toi désormais.

"Coups de pioche" de Jean Gentil (26 Novembre 1887)

Je l'admets sans conteste:
Homme, Dieu t'a créé!...
Car la Bible l'atteste ;
Et Dieu, c'est l'Incréé.

Se procréer soi-même,
N'existant pas, de rien,
Est tour de force extreme
Pour homme et pour saurien.

Mais la chose est possible
A Dieu, bien que le cas
Soit incomprehensible
Pour nombre d'avocats.

Donc, sans contester, comme
Au Livre il est écrit,
C'est Dieu, qui créa l'homme
Bien avant Jésus-Christ.

Dans quel but?... C'est mystère
Qui me semble profond,
Si profond que, sur terre,
Nul n'en voit bien le fond.

Car la vie est d'une heure
A peinte, d'un moment:
Il faut que chacun meure
Inévitablement.

A vrai dire, la vie,
Mal faite à notre gré,
De mort toujours suivie,
Vaut-elle un seul regret?

Mais était-ce, ô mon Maitre,
Bien la peine, vraiement,
De créer un pauvre être
Pour un jour de tourment?

"Mes patates" par Jean Gentil (19 Novembre 1887 - Le Meschacebe)

Heures ensoleillées
D'automne, grand merci!...
Car je les ai fouillées
Sans peine et sans soucis.

Car fouiller est le verbe
Dont, sans être un gredin,
Avec ou sans adverbe
On se sert au jardin.

Et le jardinier fouille
Tubercules divers,
Quand un autre farfouille
Papiers, livres ou vers.

Au reste, cette année,
Grâce à Dieu qui peut tout,
Est bonne et fortunnée,
Et patates surtout.

Et Saint-Martin, dont j'aime
La grande charité,
Nous a donné de même
Un ravissant été.

Les oiseaux, dans les branches
D'arbre et les buissons,
Avaient leurs notes franches
Et chantaient leurs chansons.

Puis, ma petite Rose,
Fillette à l'oeil brillant,
Très jolie et très rose,
Suivait-on babillant.

Car ma Rose elle-même,
Qui sourit et qui plaît,
Que grand-père gâte, aime
Les patates au lait.

"L'automne" par Jean Gentil (5 Novembre 1887 - Le Meschacebe)

La feuille tombe, ô belle,
De l'arbre jaunissant,
Et nous tombons comme elle,
Ma chère, en vieillissant.

Nous avons notre automne
De pâlissants rayons,
Bien souvent monotone,
Où nous nous effeuillons.

Et c'est feuille après feuille,
Au vent qui fait jaunir,
Que la beauté s'effeuille,
Pour ne plus revenir.

O cheveux admirables,
Frissonnant aux cous nus
Des femmes adorables,
Qu'êtes-vous devenus?

Et vous, perles nacrées
De vingt ans, sans souci,
Qui paraissiez sacrées,
N'avez-vous pas noirci?

Et les feuilles de rose
Où, dans les jours heureux,
On ravit, quand on ose,
Un baiser d'amoureux?

Et les formes moulées,
Délicieux appas,
Grâces aux yeux voilées,
Ne tombent-elles pas?

Le sourire lui-même,
Si vainqueur, si charmant,
Si doux pour ceux qu'on aime,
S'enfuit tout tristement.

Puis alors, ô ma vie,
Vient le froid, vient l'hiver,
Vient la glace ennemie,
Où rien, plus rien n'est vert.

"Les Morts" de Jean Gentil (29 Octobre 1887 - Le Meschacébé)

Je ne sais point si d'autres,
Dans notre humanité
De pleurs et patenotres,
Ont de la vanité.

Et je respecte encore,
Pour les morts, non pour eux,
Les marbres qu'on décore
D'un regret fastueux

Mais moi qui fuis la foule
Comme on fuit un remords,
Surtout quand elle foule
Le champ sacré des morts,

J'attends que leur demeure
N'ait plus de vanité,
Pour que mon ame y pleure
Et prie en liberté.

Et c'est lorsque les marbres,
Sur qui tombent les pleurs
Et les frissons des arbres,
Sont couronnés de fleurs,

Lorsque je puis entendre,
Echo du souvenir,
La voix qui fut si tendre.
Et que je sens bénir,

Que je vais, solitaire,
En deuil et le front nu,
A l'humble coin de terre,
Hélas! trop bien connu,

Où ma fille repose,
Et que, dix fois par an,
Agenouillé, j'y pose
Une fleur en pleurant.