Saturday, February 21, 2015

"Béquillard" par Jean Gentil (Le Louisianais - 10 Juillet 1869)

Quand j'étais galopin de dix ans, et sublime
Entre les polissons,
Je grimpais sans trembler, ô grand chêne, à ta cime,
La lune aux caleçons.
 
Je m'enivrais d'air pur, de liberté, d'audace
Et d'éblouissements,
Et mon âmes chantait comme étant à sa place
Dans les étonnements.
 
Cent pieds m'effrayaient peu. Je regardais à terre,
En vrai singe accroché,
Retenu par un bras, collé comme un mystère
Aux pierres d'un clocher.
 
Dans le vaste horizon que d'admirables choses!
Et j'entendais des voix,
Des soupirs, des babils, des vers, toutes les gloses
Qu'on entend dans les bois.
 
J'avais bon pied, bon oeil, et j'étais sans chaussures;
Car pour grimper aux cieux
Les bottes de monsieur sont très rarement sûres:
L'orteil nu vaut bien mieux.
 
Or donc, vrai galopin de l'école d'Ovide,
Et qui tout ignorait,
Je dérobais les oeufs, je faisais le nid vite,
Et la mère pleurait.
 
L'oiseau chantait pour nous: il était l'innocence,
L'aile, le chant, l'amour;
Mais l'enfant était là, cruel comme l'enfance,
Brutal comme un vautour.
 
Oui, mais le châtiment vient toujours à son heure,
En vengeur irrité;
Les pleurs qu'on fait couler, homme, il faut qu'on les pleure
Par réciprocité.
 
Maintenant, je promène
Lentement, en vieillard,
Une carcasse humaine
De pauvre béquillard.

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