Sunday, April 5, 2015

"Souviens-toi!" par Jean Gentil (Le Louisianais - 20 août 1870)

Mon fils, tu ne sais pas les choses de la vie,
Que nous sommes tous faits de misère et d'envie,
Que l'homme est respecté quand il est riche et fort,
Que la pauvreté fière est un immense tort,
Qu'il faut être ici-bas, à n'importe quelle heure,
Ou le bourreau qui frappe ou le martyr qui pleure.

Tu le sauras un jour. A dix-huit ou vingt ans,
Lorsque tu souriras dans l'aube du printemps,
Rose, croyant, pieux, offrant toute ton âme,
Tu comprendras la honte en comprenant la femme;
L'ami te trahira pour un denier comptant,
Et c'est pour te trahir qu'il sera repentant,
Quant au monde d'en haut, d'en bas qui passe et roule,
C'est le grand inconnu, l'irresponsable foule,
L'agitation folle où vaincus et vainqueurs
Troquent comme haillons les débris de leurs coeurs.

Cependant, ô mon fils, sois bon, sois bon quand même;
A quiconque dira: je hais! réponds: moi j'aime!
Dédaigne les grandeurs où la honte a passé,
Méprise les puissants dont le coeur est lassé,
Tends la main sans orgueil au pauvre qu'on délaisse;
L'homme qui se grandit est celui qui s'abaisse.

O mon enfant, mon fils, crois qu'un peu de bonté
Vaut les trésors du ciel, étant la charité.

Mais laisse-moi te dire à cette heure suprême,
Quand la guerre a poussé, ses longs cris de blasphême,
Qu'il est une patrie, un vrai monde, un Saint Lieu
Où rayonne pour tous le grand soleil de Dieu.
C'est la France! Elle est noble, elle est la fille ainée
Du Christ,--la Madeleine émue, agenouillée,
Versant ses doux parfums sur les pieds du Sauveur,
Et dans l'immensité plongeant son oeil rêveur.

Le dernier de ses fils peut s'enorgueillir d'elle,
Car elle fut aimante, et car elle est fidèle.

Quand à toi, si jamais tu détournais le front
De ta mère, surtout quand la poursuit l'affront,
Si tu raillais  la sainte et l'auguste insultée,
Si tu lui préférais l'étrangère éhontée,
Vieillard, je pleurerais de honte et de remord,
Et je dirais à tous: "Passants, mon fils est mort."

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